Machines et sentiments
Edgar Quinet est un historien, poète, philosophe et homme politique français du 19e siècle. Il est l’auteur d’une célèbre dictée qu’ont connue des générations d’écoliers. Il y est question de l’impact sur l’esprit humain des grandes découvertes de son siècle, notamment les trains à vapeur. Voici un extrait de ce qu’il dictait aux enfants : « Ni le fer, ni le bois, ni la tôle ne vous prêteront leurs vertus. Il faut absolument que vous ayez les vôtres, celles qui caractérisent la nature humaine. Aucune machine ne vous exemptera d’être homme… »
C’était en 1857. Depuis, les trains ont fait du chemin. De machine en machine, nous voici dotés d’une intelligence artificielle, dans les deux sens de ce mot, c’est-à-dire, fabriquée et dénaturée. On peut compter sur elle pour compter, elle peut reconnaître des objets, elle peut raisonner comme le ferait un individu moyen, elle peut décoder certaines émotions à travers des expressions faciales, et quoi encore ? Mais elle ne peut aimer, pleurer devant trop de beauté, interpréter un silence, pardonner l’impardonnable, ni prévoir la suite et la fin du présent texte.
Le jour où l’on perd un être cher, elle ne peut, comme Paul Éluard, écrire que c’est un jour en trop qui fait déborder le temps. Même si cette machine, qu’on dit intelligente, peut composer des poèmes, ceux-ci sont sans intérêt car ils n’émanent d’aucun sentiment réel, d’aucune émotion. Avec tous ses artifices, cette intelligence ne pourra jamais éprouver le spasme de vivre devant la vue d’un jardin de givre sur une vitre.
Elle pourra m’informer sur la brièveté d’un amour heureux et sur la nostalgie qui s’ensuit, mais jamais comme l’a fait Lamartine au bord du lac du Bourget en suppliant le temps de suspendre son vol. Enfin, jamais elle ne pourra nous insuffler du courage dans la résistance comme l’a fait Gaston Miron en écrivant : « […] et à force d’avoir pris en haine toutes les servitudes, nous serons devenus les bêtes féroces de l’espoir ! »
Avec tous ses artifices, cette intelligence ne pourra jamais éprouver le spasme de vivre devant la vue d’un jardin de givre sur une vitre.