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Être ou ne pas être… visible ?

Dans le miroir que me tend l’assistante du chirurgien, mon nez arbore un petit cratère sanguinolent. Elle me rassure : « Le Dr X est un vrai magicien, la cicatrice ne se verra pas… »

Les doutes arrivent avec les élancements. On m’a déjà enlevé des lésions cancéreuses à des sites discrets, torse ou jambes. Mais ce trou en plein visage, que vais-je en faire ? Me cacher pendant trois semaines ou sortir masquée ? Affronter le regard des autres avec confiance ou l’éviter jusqu’à la guérison ? Je trouve mon malaise bien futile, alors que tant de gens vivent défigurés et dévisagés : grands brûlés, estropiés par l’accident ou la maladie…

Annie Ernaux, dont j’ai tant aimé Les Années, vient de remporter le Prix Nobel de littérature. Elle qui, décortiquant sa propre vie, a si bien éclairé les zones d’ombre de la vie des femmes, quelle lumineuse leçon tirerait-elle d’un incident aussi banal qu’une balafre au visage ?

Évoquerait-elle les évidences ? La tyrannie de l’image imposée surtout aux femmes et l’estime de soi branlante, les affres de la séduction, un signe inéluctable du vieillissement des chairs, un petit deuil annonciateur de grands renoncements, la mortalité qui avance à pas lents… Car « les tirs se rapprochent », comme le dit bellement un ami.

Peut-être Ernaux ferait-elle au contraire de cette marque trop visible l’étendard brandi d’une différence revendiquée : « Je vieillis, la maladie m’a touchée, je l’assume et vous oblige à m’accepter parmi vous ! »

À quoi tient la différence ? Sexagénaire à tête blanche, de taille moyenne, j’ai l’impression d’appartenir à un long cortège de femmes interchangeables, sinon invisibles. Les hommes vieillissants ont-ils ce sentiment ? Et les femmes noires ou autochtones ? Je soupçonne que oui. Comme si vieillir érodait nos individualités aux yeux de la société, nous rendait semblables.

C’est une illusion, bien sûr. Nous partageons les marques laissées sur nous par culture, tradition, religion, classe sociale. Mais nous avons chacune, chacun, une histoire unique et, avec l’âge, des cicatrices à accepter sans honte. Sur ce, il y a du soleil, je sors.

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